Le blog de Bachir Sylla

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POUR QUE JACQUES BERTOIN NE MEURT PAS

L'Afrique en (trois) capitales
- 12 décembre 2004 - par JACQUES BERTOIN, ENVOYÉ SPÉCIAL

Cotonou, Lomé, Conakry. Dans ces ports de l'ouest du continent, les vents chauds venus d'Abidjan font quelques vagues...

A Cotonou, c'est l'eau qui donne ses contours à la ville. Il suffit d'aller tout droit, en empruntant les larges autoroutes résolument tracées de n'importe où à nulle part, ou bien de suivre jusqu'au rivage les « vons » étroites, ces ruelles de sable et de poussière - ou de boue - qui se jettent dans le golfe du Bénin, et on finit toujours par s'y retrouver, au port, à la plage, sur la lagune ou sur les rives du lac Nokoué. Sur la terre, on se noie, en revanche, dans l'urbanisme improbable d'une métropole en friche où des forêts de fers à béton poussent sur les terrains vagues, avec quelques monuments qui sont là pour se faire remarquer : la mosquée géante, la cathédrale qui rivalise avec elle. Le tout masqué par une pollution étouffante que l'on doit au carburant de contrebande vendu ici dans de jolis flacons transparents, noir comme l'haleine des énormes « titans » qui approvisionnent le Niger, le Burkina et jusqu'au Mali, ou jaune comme les blouses des « zemidjan », ces virtuoses du taxi-mobylette qui zigzaguent par dizaines de milliers parmi des piétons courageux et des chauffeurs résignés.
Le malheur des uns ne faisant pas forcément le bonheur des autres, l'activité portuaire de Cotonou ne semble pas avoir tiré beaucoup de bénéfices de la baisse du trafic observée, et pour cause, dans la rade d'Abidjan. Les installations béninoises ne sont pas compétitives, dit-on, et la coopération entamée récemment avec Marseille n'a pas encore porté ses fruits : pour l'heure, la patience reste la vertu cardinale des dockers locaux, trop souvent affligés d'un matériel en panne.
On se console, en ville, en accueillant d'un seul coup, fin novembre, trois mille « touristes » aux cheveux courts qui trompent leur ennui en attendant de regagner leurs casernements de Ouidah, à 40 kilomètres de là : ce sont les militaires de Recamp IV venus d'Europe (principalement de France et de Belgique), d'Amérique (États-Unis et Canada), des pays membres de la Cedeao (y compris neuf officiers ivoiriens, invités sans leurs hommes, qui ont laissé leurs armes au vestiaire) et même du lointain Japon. Objectif de ces manoeuvres interarmes : donner à un pays de la région les moyens opérationnels nécessaires pour éviter un drame humanitaire en cas de conflit.
Voilà qui nous ramène à une actualité dont, ici, on s'efforce pourtant de minimiser l'importance : côté béninois, les préparatifs destinés à recevoir d'éventuels réfugiés sont effectués dans la plus grande discrétion. Côté français, à l'ambassade, après avoir dissipé toute tentation d'effectuer un rapprochement malencontreux entre Recamp - « une manifestation prévue de longue date » - et Licorne, on insiste sur le fait que « le Bénin n'est pas en première ligne » dans la crise entre Paris et Abidjan. Il s'agit donc seulement de garder un oeil sur d'éventuels trafics d'armes et de s'occuper des Français qui débarquent à l'aéroport, parmi lesquels une petite centaine d'enfants qui se retrouvent, de droit, inscrits à l'école Montaigne de Cotonou. « On se serre », sans plus, en allongeant les horaires du directeur.
La véritable inquiétude est ailleurs : à l'heure où la France se doit, plus que jamais, de se manifester d'une manière positive au côté de ses amis africains, on redoute en effet que certaines réformes affectant les modalités de son aide risquent d'être mal perçues par ses partenaires béninois. Nous dirons, pour résumer, que Paris veut passer d'un système de crédits gérés sur place par des hommes de terrain, spécialistes du développement (les attachés de coopération), au pouvoir des « agences » nationales (l'Agence française de développement, AFD) qui traiteront les dossiers importants, en fonction d'une stratégie globale définie à 5 000 kilomètres d'ici.
Il est à craindre que, sous prétexte de « rationalisation », on déchire des relations personnelles tissées de longue main, en ignorant ce « je ne sais quoi » d'affect ou de symbole qui colle aux choses et aux actes. Avec les nouvelles normes d'attribution et d'évaluation des crédits, on pourrait bien se méprendre sur l'importance réelle des opérations qui passeront à la trappe, tout en confortant les Béninois dans leur conviction que l'effort de la France en leur direction s'amenuise. D'autant que cette transition politico-financière, encore inaboutie, se traduit d'ores et déjà par la suspension de nombreux programmes d'aide. Les fonctionnaires français à Cotonou, marqués par les sévères coupes budgétaires de ces dernières années, manifestent ouvertement leur désarroi, ce qui n'est pas pour restaurer la confiance. Et l'Union européenne, vers laquelle il est désormais de bon ton de se tourner, n'est certainement pas encore prête, ailleurs que sur le papier, à se substituer aux défaillances provoquées dans les relations bilatérales franco-africaines.
C'est néanmoins l'Europe, et bien sûr la Côte d'Ivoire, que nous allons retrouver à Lomé, à trois heures de Cotonou par la somptueuse route des plages entre barre d'écume et cocotiers, où nous arrivons sous un vent léger qui fait claquer les bannières blanches marquant partout la présence du vaudou. La frontière bénino-togolaise n'est pas seulement une ligne sur la carte. Ici, pas d'espace Schengen, mais un vaste parking où l'on se gare parmi les véhicules les plus divers avant d'aller prendre place sur des bancs d'écoliers, dans une chaleur d'étuve, pour présenter visas et passeports à une rangée d'examinateurs sévères remplissant à la main d'immenses registres devant les visages crispés des candidats au passage. S'il existe des « procédures simplifiées », nous n'en aurons pas besoin.
La capitale togolaise vient d'encaisser le choc d'une manifestation qui a mal tourné sans que, semble-t-il, qui que ce soit d'autre que la fatalité soit à incriminer : la foule venue en grand cortège fêter, dans l'enceinte du nouveau palais présidentiel de Lomé 2 - installé à bonne distance des tumultes du centre-ville -, la décision prise par l'Union européenne de débloquer ses relations avec le Togo s'est trouvée coincée dans un passage étroit. Bousculade des corps qui chutent et qui s'entassent. L'excitation, l'inconscience, puis la panique ont fait le reste, c'est-à-dire treize morts et plusieurs centaines de blessés, tandis que la garde présidentielle s'improvisait, une fois n'est pas coutume, en unité de sauvetage sous les fenêtres du « patron ».
Pour Alain Holleville, l'ambassadeur de France à Lomé, qui ne fut pas pour rien dans l'heureux dénouement de la reprise des consultations entre l'Europe et le Togo, ce drame ne doit pas faire oublier l'importance du document signé le 4 novembre à Bruxelles. À Lomé, la « bonne nouvelle » du désenclavement financier survient alors que la conjoncture s'améliore : contrairement à son voisin béninois, le port autonome tire les marrons du brasier ivoirien. En témoignent ces interminables files de cargos à l'ancre qui allument leurs feux de position, chaque soir, en attendant, qui un remorqueur, qui un anneau sur le quai, qui une cale sèche où réparer. Les Chantiers navals sont saturés de bateaux et de commandes. Une noria de camions encombre la zone industrielle. Dans les airs, les grondements d'avions de tout gabarit qui atterrissent ou décollent sans trêve prouvent, mieux que de longs discours, que c'est bien ici que se situe la véritable base arrière de l'opération Licorne, même si les services français se bornent à reconnaître officiellement qu'ils approvisionnent seulement les troupes... en eau minérale !
La pression des arrivants est, elle aussi, plus forte : déjà cent soixante-quinze nouveaux inscrits au lycée français de Lomé. Pour le pire et le meilleur, le petit Togo est donc fortement mis à contribution dans le cadre des troubles de Côte d'Ivoire. Son président, qu'on dit parfois frustré de n'avoir pu véritablement exercer sa médiation dans le conflit, poursuit seul ses consultations avec les différents protagonistes.
Symptôme de ce qu'il y a encore pas mal à faire pour réaliser l'unité africaine, ne serait-ce que dans le domaine des transports : le vol conseillé - en matière d'horaires, de confort et de sécurité -, de Lomé à Conakry... repasse par Paris. Une manière, peut-être, de rappeler l'isolement politique et diplomatique traditionnel de la Guinée. Ou de souligner combien des pays, relativement proches par la géographie, la démographie et le climat, qui présentent des statistiques, des dimensions et des performances économiques comparables, peuvent apparaître différents. Les étapes togolaise et béninoise de ce voyage feraient en effet, par comparaison, presque figure de cartes postales de la Costa Brava : à Conakry, on plonge, à n'en pas douter, dans l'Afrique profonde !
Ambiance dès qu'on est parvenu à s'extraire du sauna de l'aéroport où stationnent des hélicoptères géants, made in Russia : un immense embouteillage colmate l'entrée de la capitale guinéenne, condamnée par la topographie à fonctionner comme un entonnoir conduisant à un cul-de-sac, à savoir l'extrémité de la presqu'île. En outre, il y a des circonstances aggravantes : toute la ville est devenue un gigantesque chantier aux mains des Chinois, c'est-à-dire des engins de Henan-Chine et de ses sous-traitants sénégalais. Le futur collecteur d'eaux usées que l'on creuse à proximité du port, l'autoroute qui devrait desservir l'aéroport et les innombrables tranchées ouvertes, rebouchées puis rouvertes au hasard de rues dont l'état initial était déjà loin d'être irréprochable, rendent toute circulation à peu près impossible.
Les monticules de terre ocre qui s'entassent sur la chaussée nous évoquent autant de barrages édifiés à la main par les gardes rouges du président Mao. Ceux-ci - ou, plutôt, leurs descendants -, qu'on dit présents en nombre dans la capitale guinéenne, y sont cependant peu visibles : il nous faudra même attendre l'avion du retour pour découvrir des jeunes femmes originaires de Pékin, dont rien n'avait permis jusque-là de détecter la présence en ville. Comment s'étonner que la reine de ces abeilles, une mystérieuse Chinoise qu'on crédite d'avoir ses entrées au domicile de Lansana Conté où elle signerait marché sur marché, soit restée un fantôme dont on a guetté, en vain, l'apparition ?
Pour le reste, les choses ne semblent pas avoir beaucoup évolué depuis mon dernier passage dix-huit mois plus tôt, sinon que le président a retrouvé la santé - il l'affirme et tous ses interlocuteurs le confirment - grâce à une pharmacopée locale et à des thérapies rarement enseignées dans les facultés de médecine européennes. Il en a profité pour s'occuper un peu mieux d'une capitale où il a repris récemment ses habitudes : les barrages militaires nocturnes ont disparu - au grand dam des divers uniformes concernés, contraints de sacrifier une partie de leurs revenus sans pouvoir pour autant toujours prétendre au versement de leurs salaires -, le gouverneur M'Bemba, qui faisait trembler les populations avec sa cavalcade d'hommes en armes a été « promu » à Faranah, à l'autre bout du pays, et quelques immeubles, neufs ou rénovés, rafraîchissent (devrait-on dire : « blanchissent », quand il s'agit d'hôtels luxueux, et bien peu fréquentés ?) agréablement le paysage urbain.
Ne rêvons pas : l'électricité n'est pas revenue pour autant, non plus que l'eau, et les téléphones portables, c'est nouveau, ont mal supporté la grande opération de la vente des cartes prépayées par Malaysia Telekom, qui semble avoir négligé de procéder aux investissements correspondants sur le réseau. D'où ces émeutes récurrentes, dans la rue ou à l'université, sur fond de baisse du pouvoir d'achat et du franc guinéen : les changeurs officieux en proposent déjà plus de 4 000 pour 1 euro. Comme les plus gros billets en circulation sont des coupures de 5 000 francs, nombre de transactions obligent les nantis à remplacer leur portefeuille par un sac à provisions ! Symétriquement, le prix du riz s'est trouvé hissé sur des sommets inaccessibles aux plus démunis (90 000 FG le sac de 50 kilos), avant, c'est vrai, de redescendre un peu.
Bien que les gens souffrent et que les boutiquiers se plaignent, l'atmosphère de Conakry m'a semblé moins chargée d'angoisse que lors de mon précédent séjour : le concert Bambino fait le plein au Palais du peuple, confirmant au moins la bonne tenue des spectacles... et de la limonade ! Les Guinéens font confiance aux richesses de leur pays pour nourrir l'espoir d'une possible amélioration de leur propre sort. Ils avouent souvent le sentiment d'approcher du bout d'un tunnel où ils sont enfermés depuis des années, mais dont ils ne veulent pas croire qu'il ne puisse déboucher, un jour, sur un avenir plus vivable. D'ores et déjà, la parole est libre dans la presse écrite, et, bientôt, à la radio et à la télévision, sans doute en passe de s'ouvrir à la privatisation. Serait-ce pour complaire à l'Union européenne qui doit, comme au Togo, prononcer bientôt le verdict redonnant à la Guinée le bénéfice de son aide ?
S'agissant de la position guinéenne dans la crise ivoirienne, même si Conté n'a jamais publiquement condamné Gbagbo, on lui sait gré d'observer en la circonstance un comportement loyal, qui jusqu'ici ne souffre aucune critique. Il tient la bride courte aux trafiquants de la place - connus de tous - qui seraient tentés de remplacer les appareils détruits à Yamoussoukro alors qu'il n'a jamais refusé d'ouvrir, en cas de nécessité, l'espace aérien guinéen aux avions français. Quant aux autres mesures prises par lui - notamment l'actuelle fermeture de la frontière ivoiro-guinéenne en zone forestière, qui est loin de constituer une première -, elles concernent la seule souveraineté du gouvernement guinéen sur son territoire. Jusqu'ici, la protection paraît d'ailleurs étanche : à l'exception de quelques Libanais venus s'agréger à des parents déjà présents en Guinée et d'une poignée de filles sublimes, d'origine indéfinie, dont la présence éclaire la nuit obscure de Conakry, la Côte d'Ivoire provoque moins de mouvements de population sur le sol guinéen que les guerres passées du Liberia et de Sierra Leone. Pas même une douzaine d'élèves supplémentaires, lors de mon passage, étaient venus frapper à la porte du lycée français.
Paradoxalement, c'est ce « désamour » déjà ancien (près d'un demi-siècle) entre la France et la Guinée qui semble, aujourd'hui, offrir le meilleur rempart contre une éventuelle dégradation des relations entre les deux pays : la rupture étant consommée depuis des lustres, il n'y a plus guère de risque de voir la France suspectée d'ambitions néocoloniales en Guinée.
La distance qui les sépare se trouve garantir, en quelque sorte, des relations apaisées entre partenaires qui ont fait leur vie, chacun de son côté, comme un couple libre qui ne se reproche plus ses infidélités.



14/09/2008
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